Dans une bulle enfumée et bruyante, quelque part loin de chez elle… Et le son de la pluie ne cessait de résonner, la martelant, l’assommant. Le goudron se dérobait sous ses pieds, s’estompant davantage à chaque pas. C’était tout comme si, bientôt, elle allait tomber dans un précipice urbain, glisser contre une paroi lisse où elle ne trouverait aucune prise sur laquelle se rattraper. Et le long de ce mur, et le long de son corps, dans cette bulle pleine d’exhalaisons et d’échos, la pluie ne cesserait ne résonner.

Lynn sourit amèrement en regardant au-travers de la vitre du restaurant. Des trombes d’eau se déversaient en ce moment-même sous le dôme, et les caniveaux étaient devenus en quelques heures de petits torrents sillonnant tout Asaviks. C’en était presque poétique. Des nuées de gouttelettes glissaient contre la fenêtre sur fond de nuit étoilée, comme des dizaines de barreaux aquatiques la cloitrant sans concessions dans le lieu où elle se trouvait. La vampire fit une moue discrète et se remit à jouer avec le verre à pied vide installé à droite de son assiette. Qu’est-ce qu’elle foutait là, déjà ? Elle jeta un rapide coup d’œil à la chaise momentanément vide qui trônait en face d’elle. Oh, elle connaissait déjà la réponse à sa question – si ce n’était pas le cas, elle n’aurait jamais accepté de venir dans un premier temps – mais c’était toujours aussi désagréable d’avoir à la ressasser.

Le problème avait un nom. Jang Su. Il avait une race, aussi. Loup-garou. Et il avait deux, trois autres caractéristiques qui étaient vite devenues de superbes épines dans le pied de Lynn. Parmi elles, une libido apparemment assez expansive, une ténacité à toute épreuve, et une nature relativement irritable…. Génial, c’était parfaitement ce qu’il avait fallu à la jeune femme – devenir l’un des derniers désirs en date d’un lycan obsessionnel et potentiellement violent. Elle n’avait jamais eu une chance alarmante, mais il fallait avouer qu’elle se demandait parfois si elle n’était pas un vrai aimant à emmerdes. Soit, elle les avait pour le coup – en partie – cherchées. A force de faire tomber le premier gentleman qui passait dans ses filets de séductrice, il avait bien fallu qu’elle fonce un soir dans les bras de son pire ennemi : le danger. Elle n’aurait pas pu deviner, pourtant, que Jang Su était du genre à s’enticher aussi facilement et aussi intensément. Elle n’aurait pas non plus pu imaginer qu’il était un loup-garou haïssant viscéralement les vampires – après tout, rien dans son physique n’hurlait ‘Attention, bête ayant de petits soucis de pilosité les soirs de plein lune’… Et elle était tombée, assez littéralement, dans la gueule du loup.

Cette pensée, alliée au constat de s’être faite prendre à son propre jeu, tira un rire sarcastique à la vampire. La pluie continuait de marteler les carreaux à sa gauche, se moquant d’elle à grands éclats. Lynn finit par soupirer avant de laisser son verre en paix et de reporter son attention aux autres clients qui remplissaient la salle. Su mettait décidemment un sacré temps à revenir. Avec un peu de chance, un vampire l’avait agressé dans les toilettes et l’avait noyé en lui plongeant la tête dans la cuvette… L’image arracha une grimace à la canadienne. Un peu trop violente à son goût, mais réfléchissant tellement bien ce qu’elle aurait souhaité.

Elle détestait de toutes ses tripes être à la merci de qui que ce soit et voir sa vie comme sa mort entre les mains d'autrui – ou plutôt, en l’occurrence, entre les pattes d’autrui. Su la désirait, la voulait, et la haïssait. Elle aurait préféré agir comme elle le faisait systématiquement avec la grande majorité de ses hôtes d’un jour et ne jamais recroiser son chemin après la soirée 'chaleureuse' passée en sa compagnie. Le hic, c’était que le jeune homme ne l’avait pas entendu de cette oreille. Lynn s’était alors retrouvée avec le choix suivant : refuser les avances du loup et prendre le risque de subir des représailles dignes de ce nom en tant que vampire, ou, en faisant une entorse aux règles qu’elle s’était fixée, y céder et tenter de se garantir une certaine sécurité tout en conservant la possibilité de renverser la situation à son avantage. Cela était certes plus facile à dire qu’à faire, mais elle avait pris en toute rationalité la seconde direction… et s’était retrouvée ainsi ce soir même à accepter une invitation pour un diner en tête à tête avec Su. Enfin. Au moins, elle n’aurait pour une fois pas à chercher désespérément un hôte journalier puisqu’il risquait d’être tout indiqué.

Le serveur était reparu pour lui proposer un verre de vin qu’elle refusa gracieusement mais sèchement. Si les boissons ‘humaines’ n’étaient déjà pas son fort, l’alcool était hors de question. Le souvenir seul de son père biologique ivrogne suffisait à lui donner la nausée. Urgh. Et cette pluie imbécile qui n’en finissait pas de couler le long de la vitre… La tête de Lynn s’était déjà mise à fourmiller, comme à son habitude, de centaines de pensées sardoniques et acides s’entrechoquant les unes aux autres, lorsqu’elle aperçut Su sortir enfin du fond de la salle et revenir vers elle. Elle ne savait pas si elle devait être soulagée ou exaspérée par son retour. Elle décida d’opter pour une troisième option et lui adressa un sourire complice de loin, tout en passant une main langoureuse dans sa chevelure auburn. Pendant que le loup-garou se rasseyait, elle inclina légèrement sa tête à droite afin de mieux exposer la ligne de son coup et de sa clavicule. C’était terrible, mais son jeu de séductrice ne s’était pas arrêté face au problème Jang Su – bien au contraire, il était la seule garantie qu’elle avait de garder un minimum la main dans cette histoire, et n’était reparti que de plus belle.

« Tu as mis un bout de temps, dis-moi. Ton plat a failli refroidir, c’aurait été dommage. », lui dit-elle doucereusement. En riant avec amertume, elle se prit à faire glisser la pointe de son talon le long du pied puis de la jambe du jeune homme. La vampire le dévisageait avec intensité ; que pensait-il ? En ce moment-même, voulait-il mettre ses mains autour de sa gorge pour l’étrangler ou pour la caresser ? Si elle avait encore possédé un cœur vivant, il aurait sans doute battu à en imploser d’anxiété. Autour d’eux, les premiers clients commençaient à partir. La canadienne jeta un regard à la montre de son compagnon - la soirée était déjà bien avancée. Elle-même avait déjà fini d’ingérer le plat inutile qu’elle avait commandé plus tôt. Lynn exerça davantage de pression contre la jambe du loup-garou, sous la table et, un sourire imperceptiblement tendu aux lèvres, lui soupira : « Su. Dépêche-toi de finir. »

Dehors, la pluie battait toujours le bitume avec vigueur. Oui, qu’il se dépêche de finir et qu’ils sortent crever cette bulle lourde de désirs, de peurs, de haines, de bruits et du fumées dans laquelle elle s'asphyxiait.