Elle jeta un coup d’œil à la petite bête qui dormait profondément sur le comptoir qui séparait la cuisine de la salle à manger. Allongée sur le dos, son ventre se soulevait au rythme de sa respiration. Attendrie, elle sourit avant d’effleurer le doux poil de l’animal de son index, le reste de la main occupée par une cuillère en bois pleine de sauce tomates. En chantonnant, elle revint à la cuisson de ses pâtes, tenant à ce que sa petite surprise soit aux portes de la perfection. Certes, quelques pâtes bolognaises et une bouteille de vin n’avaient rien de bien impressionnant, mais elle tenait tout de même à faire bonne figure et à faire plaisir à son nouveau colocataire. Quoiqu’elle fasse, quoiqu’elle dise, elle ne parvenait pas à se débarrasser de ce trop-plein de gratitude qui l’avait envahi lorsqu’elle l’avait revu pour la première fois, après sa sortie mouvementée du lac. Et puis, elle avait parfaitement conscience que les images de cette horrible journée les hantait encore tous les deux, et espérait, par ce petit dîner improvisé, leur faire oublier, pour quelques heures, voire pour toujours, cette chasse maudite.
Le lapin gémit doucement et agita une de ses pattes. Yanna se tourna vers lui, incapable de réfréner l’assaut de tendresse que lui inspirait l’animal. S’il y avait peu de chance qu’elle accepte de revivre les épreuves traversées pour retrouver cette petite créature, la douleur et la peur s’envolaient chaque fois qu’elle serrait cette toute petite chose contre son cœur. Elle avait toujours eu cet attrait particulier pour les animaux, comme une entente tacite, une compréhension mutuelle. En elle vivait un corbeau qui remuait ses larges ailes chaque fois qu’ils retrouvaient la nature et le ciel. Mais ses instincts restaient enfouis, contrôlés, et les deux âmes, humaines et animales, cohabitaient parfaitement. Ce qui n’était pas le cas pour les loups garous, dont celui avec lequel elle vivait en ce moment. Elle stoppa là le cheminement de ses pensées, et leva la tête vers l’horloge qui ornait le mur de la cuisine. Il était 19h30, et elle savait qu’il ne tarderait certainement plus.
Elle éteint le feu, versa les pâtes dans un plat avant de les recouvrir de sauce. Au même moment, le bruit d’une clé tournant dans la serrure de la porte d’entrée se fit entendre, et elle lâcha ses casseroles pour vérifier une dernière fois sa tenue dans le miroir le plus proche. Elle avait fait simple, mais néanmoins plus apprêtée que d’habitude : une simple robe blanche, s’arrêtant au-dessus des genoux et juste ce qu’il fallait de décolleté. Elle ôta une mèche de son front, avisa la petite cicatrice sur son menton, souvenir de leurs dernières péripéties, mais se dit qu’elle ne pourrait pas y faire grand-chose. Yanna prit une grande inspiration, lança presque les ustensiles de cuisine dans le lave-vaisselle avant de poser le plat sur la table et d’éteindre les lumières, que les bougies dont elle avait presque recouverts la pièce soient parfaitement mises en valeur.
Au moment où elle tournait la porte vers l’entrée, la porte s’ouvrait.

C’était une bien drôle de situation tout ça. Lui qui sortait chercher un œuf dans la forêt, il se retrouvait à habiter avec Yanna… Et un petit animal qu’il n’aurait vraiment su nommer depuis qu’il l’avait vu sortir de son œuf. Bon, il n’allait certes pas se plaindre. Cette cohabitation était en fait tout ce qu’il y avait d’agréable. Cela le changeait de sa cabane reculée en exil dans les bois. Celui qui s’était considérablement enfermé dans la solitude depuis qu’il avait été mordu redécouvrait le plaisir d’avoir un peu de chaleur humaine qui l’attendait chez soi. Bon, au début, ils n’avaient fait que se remettre respectivement de leurs émotions et blessures diverse. Après un petit moment, ils avaient trouvé sans trop de difficulté un moyen efficace de cohabiter. Il y avait la bestiole aussi. Ce… Lapin trucmuche. Comme tout le monde avait vite compris, Lance n’était pas un amoureux de la nature, surtout après que celle-ci ait maintes fois tenté de l’assassiner dans la forêt. Il laissait donc sa colocataire s’en occuper la plupart du temps. Mais il devait avouer qu’avec le temps cette petite boule de poil avec ces grands yeux mouillés et craintifs avait fini par l’amadouer un brin. Mais ça il ne fallait pas le dire hein. Lorsque Yanna avait le dos tourné, il lui arrivait même d’aller lui tirer une oreille ou lui ébouriffer la fourrure un brin.

Mais bon, il devait toujours travailler, malgré leur situation temporaire particulière. C’était cela qu’il était allé faire ce jour-là, se sentant tout de même étrangement guilleret. Lui qui d’habitude restait très tard à son atelier, pour remettre à plus tard l’instant où il rentrerait chez lui, il partit plus tôt, question d’arriver vers 19h30. « C’est moi. », avait-il clamé après avoir ouvert la porte. Bien qu’il y ait peu de chance qu’une autre personne que lui entre, il avait pris cette habitude, comme s’il ne savait plus trop vivre à deux. Premièrement, il remarqua que ça sentait bon. Un autre avantage de vivre avec la blondinette, elle n’avait pas sa paresse quant à la cuisine. Le jeune homme savait cuisiner certes, mais préférait toujours se prendre un petit truc pour emporter au resto en revenant du bureau. Il remarqua aussi les lumières tamisées alors qu’il ôtait son foulard pour le mettre sur la patère dans l’entrée. Il sourit en posant les yeux sur sa colocataire qui était superbe ce soir. Une jolie robe, des lumières tamisées, il ne put s’empêcher de demander en allant la rejoindre : « Est-ce qu’on fête quelque chose? » Il repéra aussi la boule poil sur le comptoir, se retenant un peu d’adresser un bonjour à la bestiole. Il n’allait pas laisser croire à ce lapin qu’il pouvait l’attendrir à ce point tout de suite. Mais pour ne pas paraitre impoli de se demander s’il y avait une raison à tous ces efforts, il avait ajouté avec franchise : « Ça sent bon en tout cas.» Il ne savait pas trop ce qu’il avait fait pour mériter cela, mais s’il n’avait rien fait, c’était peut-être encore mieux.

Elle se tenait droite, plutôt fière de ce qu’elle venait d’accomplir. Ça n’était certes pas le repas du siècle (rien ne pourrait sans doute égaler la soirée à quatre qu’ils avaient partagé quelques semaines auparavant), mais elle comptait bien tout faire pour qu’il passe le moment le plus agréable possible. Alors qu’il s’approchait, hésitant visiblement entre surprise et intérêt, elle prit une grande inspiration, et orna ses lèvres de son plus joli sourire. En réponse à sa question, elle se contenta de hausser les épaules. Est-ce qu’il fêtait quelque chose ? Peut-être bien, oui. La fin d’un après-midi d’épreuves et le début d’une colocation qui, par miracles, s’annonçait moins gênante qu’elle n’aurait pu l’être, s’ils n’avaient pas eu l’occasion de se sauver mutuellement la vie entre temps. Comme quoi, le lapin n’avait pas été le seul point positif de cette journée.
Face à son compliment, elle sourit davantage. « Merci. » dit-elle simplement, au moment même où la petite créature, sur le comptoir, s’éveillait en baillant. Celle-ci, lentement mais sûrement, s’extirpa du sommeil et rejoint le sol pour trainer dans les pattes du nouvel arrivant. Yanna se dit que s’il n’avait pas été un lapin (ou un cerf, allez savoir) elle l’aurait sans doute entendu ronronner. « Il t’apprécie, visiblement. » Serait-ce un brin de jalousie dans sa voix ? Elle n’en gardait pas moins le sourire, sachant qu’elle se vengerait plus tard en emportant la boule de fourrure dans son lit. Mais pour l’instant, elle désigna d’un geste de la main la chaise la plus proche du jeune homme. « Mais je t’en prie, assis-toi. Ce soir, je m’occupe de tout. » Et sur ce, elle s’empara de son assiette pour le servir, avant de faire de même de son côté. Elle déboucha la bouteille, remplit leur verre et vint finalement prendre place en face de son invité. « J’espère que tu aimeras. Ce n’est pas grand-chose mais je me disais… » Elle sembla hésiter un instant, ne sachant pas trop, au fond, pour quelle raison elle s’était presque sentie forcée d’organiser une soirée comme celle-ci. « Je pensais que ça ne pouvait pas faire de mal après… tout ça. » Elle sous-entendait bien sûr leur récente partie de chasse, mais également leur première rencontre dans les bois et toute la gêne qui était née de cette dernière. Elle n’était d’ailleurs pas certaine que celle-ci ait tout à fait disparu. Un mot de travers et elle était à peu près certaine qu’elle viendrait à nouveau s’imposer entre eux, les forçant à baisser le regard et à ne même plus oser se frôler. Seulement, ils allaient passer presque un mois ensemble, et ils ne pouvaient se permettre de replonger dans une telle situation.
Soudain, elle suspendit son geste et fronça les sourcils. « J’espère que tu n’avais rien de prévu ? » s’exclama-t-elle, avant de se mordiller nerveusement la lèvre inférieure. « Ce n’est pas grave si c’est le cas. Je me suis peut-être un peu emportée. » Elle s’était déjà presque levée, s’attendant à ce qu’il lui réponde que oui, en effet, il avait quelque chose de plus intéressant qui l’attendait ailleurs. Elle avait soudain l’impression de s’imposer, sans comprendre d’où pouvait bien provenir, et si soudainement, une telle panique. Elle voulait tout, sauf se montrer impolie, et l’empêcher de mener sa vie comme il l’entendait.

Justement alors que lui et sa colocataire parlait la petite bestiole qu’ils n’avaient pas encore osé nommer et que Lance qualifiait de « toi » ou « la bestiole » s’éveilla pour venir les rejoindre. Le rejoindre en fait, il fut surpris de le voir s’empêtrer dans ses jambes comme l’aurait fait un chat, de façon moins agréable vu ses bois mais bon. Yanna disait qu’il l’appréciait et lui ne comprenait pas trop ce qu’il avait fait pour mériter cette affection. « Ah bon? », avait-il demandé pour maîtriser l’envie naissante de se pencher pour flatter frénétiquement la petite bête velue. Il fit bien attention pour ne pas lui envoyer un coup de pied lorsqu’il se déplaça vers la chaise que la blondinette lui avait désigné. L’animal sembla le suivre, allant trottiner en dessous de la table et entre les pattes de chaises. Il se retourna un peu pour la voir arriver avec une assiette, flatté d’une telle attention. Il n’avait pas été servi d’une telle façon depuis la cuisine de sa mère. Et il espérait pour son estomac qu’elle cuisine mieux que sa mère, qui malgré son grand cœur, était tout à fait anglaise. C’était peut-être ça qui l’avait rendu si peu désireux d’en faire. En tout cas, le plat qu’elle plaçait devant lui avait l’air simple et bon. Il la remercia alors qu’elle lui servait un verre en plus.

S’il allait aimer ça? Bien sûr qu’il allait aimer ça. Ç’avait beau être pas grand-chose pour elle, il appréciait vraiment. Il voulut la rassurer quant à ce sujet, mais elle semblait vouloir ajouter quelque chose alors il attendit. Elle faisait encore mention à leur jolie balade en forêt. Elle n’avait vraiment pas besoin de faire cela, après tout, elle l’avait sauvé aussi, plus qu’une fois. « C’est très gentil de ta part. », souffla-t-il simplement. Il sentit alors le lapin sans nom qui vint frôler ses jambes. Il sursauta, ayant pensé un instant que c’était le pied de Yanna ou quelque chose. Il repoussa alors l’animal doucement du pied sans que cela paraisse. Alors qu’il faisait cela, sa colocataire en face de lui lui demanda s’il était occupé ce soir. Il releva les yeux vers elle, la trouvant un peu nerveuse. La voyant faire mine de se lever, il secoua les mains en assurant avec énergie : « Non, non, je n’ai rien de prévu! » Elle devait penser qu’il était un gars très occupé, mais les apparences étaient parfois trompeuses. Avec un sourire qu’il n’aurait pas voulu triste mais qui le fut quand même, il ajouta : « J’ai rarement quelque chose de prévu. » Mais se rendant compte qu’il pourrait apporter un malaise, il alla s’emparer de son verre de vin, le levant vers elle en portant un toast plus joyeux : « Eh bien à cette délicate attention. » Ce toast porté, il prit une petite gorgée de son verre avant de goûter à ce que lui avait mijoté Yanna. S’il y avait un domaine où il n’était pas difficile, c’était la nourriture, vu son histoire culinaire familiale. Ce qui ne voulait pas dire que le plat de sa colocataire en était moins bon. Il hocha le temps d’avaler sa bouchée, pour déclarer son verdict : « C’est aussi bon que ça sent. » Ses traits semblèrent cependant se contracter alors qu’il sentait les bois du petit animal revenir accrocher son tibia.

Rarement quelques chose de prévu ? Elle haussa un sourcil alors qu’elle se rasseyait. Voire une bien triste conclusion. Certes, s’il tentait de la rassurer, son but était atteint, mais elle craignait, dans le même temps, d’avoir touché un point douloureux de l’existence de son colocataire. Il n’attendit cependant pas qu’elle réagisse à ses dernières paroles, et leva son verre au repas et à la soirée qu’elle leur avait concocté. Mettant ses pensées de côté, elle l’imita et sourit alors que leurs deux verres s’entrechoquaient. Son vin tangua dans le récipient et elle en suivit le mouvement du regard, alors que son « invité » s’empressait de goûter au plat. Craignant presque son verdict, elle s’occupa en buvant une gorgée de sa boisson, avant de reposer le verre devant elle. Ses doigts s’entrecroisèrent, se séparèrent, plièrent et déplièrent son assiette. Elle finit par poser ses mains sur ses genoux, et fut soulagée de le voir visiblement satisfait de ce qu’il venait d’avaler. Elle lui sourit en retour, et s’empara de sa propre fourchette. « Merci. » répondit-elle, la mine satisfaite, avant de piocher à son tour dans son assiette.
Ce faisant, elle jetait de temps à autre quelques coups d’œil à Lance, absorbé par son plat. Quant à elle, ses questions précédentes lui étaient revenues à l’esprit, et elle mourrait d’envie d’en apprendre davantage sur lui. Après tout, si ce n’était qu’il était le frère d’Edge et qu’il se transformait en loup-garou une fois par mois, elle n’en savait pas grand-chose. Elle ouvrit une première fois la bouche, mais se ravisa, ne sachant comment entamer une conversation qui pourrait s’avérer gênante, puisque baser sur une curiosité qu’il pouvait penser mal placée. Yanna se mordit la lèvre, tourna sept fois sa langue dans sa bouche, et décida de sauter le pas. C’était maintenant ou jamais, et après tout ce qu’ils avaient traversé, elle estimait qu’ils avaient tout de même le droit d’aller plus loin que les simples politesses d’usage. « Quand tu disais que tu avais rarement quelque chose de prévu… » Commença-t-elle timidement. « Tu étais sérieux ? » Elle lâcha sa fourchette et penché légèrement la tête, espérant peut-être que son indiscrétion passerait mieux si elle ajoutait un brin de candeur à son expression. « Tu ne te plais pas ici ? A Asaviks, je veux dire. »« Je suis désolée, c’est peut-être indiscret mais… » Elle baissa de nouveau les yeux, cherchant ses mots. « Mais j’aimerais beaucoup savoir. Vraiment. » dit-elle après quelques minutes, alors qu’elle relevait de nouveau la tête vers lui.

Oui, vraiment c’était très bon. Il était chanceux dans tous les cas d’être tombé sur Yanna. Il se le disait même lorsqu’il ne savait pas qu’il devrait vivre avec elle tout ce temps. Et même avant qu’elle ne lui sauve la vie, c’était peu dire. Il s’était dit que ce serait une très bonne occasion de se rapprocher d’elle, d’en savoir plus. Mais Lance s’était aussi rendu compte qu’il avait un peu perdu la main. Il se rappelait de lui beaucoup plus entreprenant envers la gente féminine. Mais son isolation des derniers temps l’avait laissé beaucoup plus réservé. Et même s’il voulait bien, parfois il ne savait juste plus trop comment s’y prendre, avec le malaise qui les affligeait tous les deux. Alors qu’ils mangeaient tous deux, il sentait, entre deux entrechoquement d’ustensiles que sa colocataire semblait vouloir dire quelque chose. Il devrait sans doute l’aider, mais peut-être aurait-il l’air un peu étrange? Oh seigneur, depuis quand les interactions sociales lui étaient si difficile? S’était-il transformé malgré lui en espèce d’ermite velu des montagnes? Quelle horreur!

Cependant, malgré son inaptitude, les mots sortirent tout de même de la jolie bouche de la jeune femme en face de lui. Ceux-ci faisaient référence à cette réplique qu’il avait échappé sans le vouloir, dans la crainte qu’elle interprète mal son attitude. Gêné par ce qu’il avait dit, il ajouta avec un sourire timide, passant sa main sur sa nuque : « Oh euh… Oui, enfin… » Ce fut une chance que Yanna enchaîne tout de suite pour l’empêcher de lâchement changer de sujet. Elle lui demandait s’il disait cela parce qu’il ne se plaisait pas ici. Ce n’était pas exactement cela, comme il avait très peu de souvenirs d’où ils avaient habité avant Asaviks, il aimait la ville de tout son cœur. La ville, pas les bois. C’était une question assez personnelle. Néanmoins, il ne voulait pas qu’elle se sente mal de l’avoir posé, après tout, il était naturel de le faire, avec le niveau de proximité qu’ils avaient sans pour autant l’assumer. Il prit cependant un moment pour y songer, posant sa fourchette d’un pensif. Les bons mots trouvés, il expliqua alors : « J’ai coupé les ponts avec beaucoup de gens depuis que… Enfin, ma vie sociale n’est plus ce qu’elle était. » Il s’imaginait qu’elle comprendrait sans doute la raison de son malaise quant aux autres. Il y avait beaucoup des gens qu’il avait pour habitude de fréquenter qui avaient pris le bord après sa transformation. C’était tout simplement trop dangereux. Les yeux se perdant dans le contenu de son verre, il ajouta même si c’était plutôt clair : « Je ne voulais pas risquer d’être découvert, ou encore pire, de blesser quelqu’un. Et comme je ne suis pas très bon pour m’entendre avec ceux de ma « race »… » Il releva alors les yeux, conscient que cela jetterait probablement une ombre sur leur diner, il s’excusa tout de suite : « Pardon, c'est sans doute déprimant. » Il aurait pu ajouter un truc pour dire que ça allait mieux maintenant qu’il y avait quelques gens autour de lui qui était au courant, mais ç’aurait été présomptueux. Il se permit tout de même de prendre une gorgée de son verre de vin qui lui faisait de l’œil pour conclure cette confidence. Il ne fallait quand même pas qu’elle le prenne en pitié, là n’était pas le but.

Elle l’écouta patiemment, tentée de l’aider lorsqu’il sembla hésiter au départ, mais réfréna son envie, se disant qu’elle n’avait guère son mot à dire dans une histoire qui ne la concernait pas. Elle se contenta d’un léger signe de tête et de ses pupilles qui ne semblaient plus vouloir le lâcher. Ses sourcils se froncèrent, ses mains se tordirent, son sourire vint et s’enfuit plus d’une fois. C’était un court récit, mais elle n’en bu pas moins ses paroles, comprenant à demi ce qu’il avait bien pu vivre et ressentir. Ils avaient beau partager une âme animale, leur cas n’en était pas moins diamétralement opposé : si elle avait eu, comme lui, la peur d’être rejetée, ce n’était certainement pas son bec de corbeau qui risquait de blesser qui que ce soit par mégarde. Elle n’osait imaginer ce qu’il avait pu vivre, ou penser, et ce qu’il endurait encore sans doute aujourd’hui. Aussi se vit-elle écarquiller les yeux lorsqu’il finit par s’excuser, les yeux rivés sur son verre de vin. « Non ! » s’exclama-t-elle. « Enfin, je ne veux pas dire que je trouve cela amusant, bien sûr, non. » Mais où donc allait-elle ? Yanna fronça les sourcils, maudissant sa gaucherie habituelle. « Je suis heureuse que tu me répondes aussi sincèrement. » Et sur ces mots, elle lui sourit, caressant toujours le dos du lapin, presque inconsciemment. Elle mourrait d’envie de commenter ses paroles et de lui poser davantage de questions, mais elle craignait de paraître trop pressante, aussi laissa-t-elle quelques minutes s’écouler, le temps de prendre une ou deux bouchées de son plat, qui refroidissait lentement. Finalement, elle releva de nouveau la tête.
« Est-ce que beaucoup de monde est au courant pour... » Elle fronça les sourcils, ne sachant si elle pouvait dire les choses comme elles étaient, puisque lui-même semblait avoir évité le mot « transformation » un peu plus tôt. « Pour ton état ? » Elle préféra jouer sur les mots, attendre qu’il en vienne lui-même à utiliser les bons, les vrais, si jamais il le voulait. Néanmoins, elle eut soudain peur qu’il ne le prenne mal, qu’il pense qu’il la dégoûtait, qu’il l’effrayait. Elle se mordit la lèvre, regrettant déjà ses mots, espérant qu’il soit soudain possible de remonter le temps d’un claquement de doigt. Elle ne put que prendre son courage à deux mains, et lancer, après une inspiration discrète : « Je n’ai pas peur d’être blessée. Je t’ai vu, pourtant. Je l’ai vu. Mais je n’ai pas peur. Tu m'as sauvé la vie. » Elle lui sourit, timidement, mais sincèrement. Peut-être était-elle aller un peu trop loin et lui rappellerait-elle de mauvais souvenirs, mais elle ne voyait pas comment le rassurer autrement. Ils ne pourraient pas marcher sur des œufs leur vie entière, et elle était de toute façon bien trop franche pour en être capable.
Craignant presque sa réponse, elle baissa les yeux sur le lapin, sans cesser de le caresser avec douceur. Prenant un peu de sauce sur son doigt, l’animal s’empressa de lécher ce qu’elle lui tendait, et elle sourit à nouveau, sans pour autant parvenir à écarter tout à fait son appréhension.

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Il fut assez surpris de la réaction de Yanna. Il aurait cru qu’elle se contente de dire que cela ne l’ennuyait pas pour changer rapidement de sujet vers quelque chose de plus agréable, question de sauver la soirée. Mais elle n’en fit rien. L’énergie avec laquelle le contredit lui fit hausser les sourcils. Il resta ainsi un brun éberlué jusqu’à ce qu’elle lui explique la raison de sa soudaine sortie. Sa franchise? Oui, normalement, il aurait fui le sujet. Mais cette fois, c’était différent. Pourquoi? Il ne savait pas trop. Peut-être qu’il se sentait enfin en sécurité avec elle. Après tout, ils avaient été pris dans un filet caché, attaqués par divers monstres, qu’est-ce que de lui parler de lui pouvait représenter comme risque? À part de l’ennuyer, bien sûr. La voyant manger, il en fit de même, il ne fallait pas que ça refroidisse. Il faisait cela aussi pour camoufler le petit sourire, un brin moins tendu, modeste et flatté qu’avait amené ce qu’elle lui avait dit.

Puis elle lui posa une nouvelle question, le faisait se sentir un peu mal de ne pas lui rendre la pareille et la questionner également. S’il y avait beaucoup de monde? Non, seigneur non. Il fallait bien que ses sacrifices paient quelque part. Lentement, il fit non de la tête en avouant comme un secret : « Que toi et mon frère. » C’était en fait une sorte de privilège, si elle pouvait le voir comme ça. Même si ça n’avait rien de positif, la preuve était que lorsque son frère l’avait appris, sa réaction, vu les circonstances, avait été de lui tirer dans la jambe. Son « état », sa « condition », c’était toujours ainsi qu’il en parlait, mais dans la bouche d’une autre, il voyait à quel point c’était bizarre, comme si on parlait d’une maladie, d’un handicap. Mais lycanthropie, si ça se trouvait c’était vraiment une maladie. C’était comme ça qu’il le ressentait en tout cas. Il se demandait si Yanna en pensait la même chose, mais avait peur de lui demander.

Il reconnut les efforts de la jeune femme pour lui remonter le moral, lui rappelant qu’il lui avait sauvé la vie. Sur le moment, il devait avouer qu’il avait été incroyablement fier. Mais avec le recul, il voyait qu’ils avaient été chanceux et aidés par la limite de dix minutes des seringues fournies. Il n’eut pas le courage de forcer un sourire pour répondre au sien. C’était probablement pour ça qu’elle baisait la tête aussitôt. Lance craignait de l’avoir gênée. « C’était différent. On a été chanceux. », souffla-t-il. Il avait fait un pari dangereux. Il avait la moitié des chances de la tuer et l’autre moitié de la sauver. Le problème, c’était le contrôle. Il tombait juste dans les vapes à chaque transformation, il ne se rappelait même pas de ce qu’il faisait, c’était si angoissant. Se permettant de revenir sur un moment gênant, tiens un autre, il se rappela de l’envie qu’il avait ressentie en la voyant se transformer en corbeau, comme si elle avait une version améliorée de sa « condition ». Mais il ne voulait pas avoir l’air trop amer ou quelque chose du genre. Il y avait sûrement une limite à l’ennui que pouvait endurer sa colocataire. Il la remercia alors pour ses mots gentils. « Je me sens mieux en me disant que toi ça ne te dégoûte pas. Merci » Il doutait fortement que cela dégoûte son frère Edge, mais celui-ci ne devait vraiment pas garder de bons souvenirs de sa découverte. Avec un air charmeur qu’il n’avait pas utilisé depuis un bon moment, il ajouta : « Je suis chanceux dans ma malchance. »

Ainsi, ils n’étaient que deux à connaître la vérité, l’autre facette de Lance Coal. Savoir qu’Edge était au courant ne la surprenait pas outre-mesure, mais elle avait du mal à croire qu’elle, qui n’avait, il y a encore quelques mois, absolument aucun rôle à jouer dans sa vie, faisait partie de ces deux « privilégiés ». Elle en était même presque gênée… Mais il n’y avait pas de quoi, se dit-elle, alors qu’elle secouait doucement la tête, comme pour chasser les plus mauvaises pensées. Tout n’était que le pur fruit du hasard et lui-même faisait maintenant partie des rares personnes à connaître son propre secret. Elle n’avait décidemment pas à se sentir déplacée.
Lorsqu’il en vint à parler de chance, elle acquiesça. C’était vrai, bien sûr, elle ne pourrait le nier : sous sa forme lupine, elle n’avait aucun moyen de se distinguer d’un gigot et elle lui paraissait sans doute même plus appétissante. Il n’y avait bien que dans les films où le monstre s’arrêtait à temps, reconnaissant une personne connue et appréciée. La réalité était toujours bien plus cruelle, et elle avait déjà eu l’occasion de le vérifier. Elle lui sourit cependant lorsqu’il pensa utile de la remercier, et secoua légèrement la tête de droite à gauche pour lui signifier que ce n’était rien. Lui-même n’avait pas fui en la voyant se transformer presque sous son nez, et bien que son poids fut plus facile à porter que celui de Lance, elle ne lui en était pas moins reconnaissante. Et à ses dernières paroles, elle ne put s’empêcher de laisser échapper un rire, finissant ainsi de détendre l’atmosphère. « Eh bien. Dois-je me sentir flattée ? » Dit-elle en imitant son air charmeur. S’il pensait la voir rougir, il allait certainement être bien déçu. Elle se savait bien armée pour ce qui était du domaine de la séduction, et ses atouts, tant physiques que mentaux, avaient plus d’une fois fait leurs preuves. Mais elle rangea rapidement ses armes, alors que le lapin sautait de ses genoux pour disparaître sous la table. Elle le regarda s’éloigner avec regret, et lorsqu’elle releva mes yeux, toute l’euphorie des minutes précédentes semblait d’être envolée, pour laisser place à un calme posée, bienvenu. Elle soupira, avant de sourire à nouveau.
« Tu sais, si jamais l’envie te prenait de parler de ce que tu vis, de ce que tu as vécu ou peu importe le sujet, tu ne dois pas hésiter. » dit-elle tout en ne le quittant pas des yeux. « Avec moi, tu ne pourras plus dire que tu as rarement quelque chose de prévu, désormais. » Sur ce, elle retourna à son assiette de spaghetti, en savourant chaque bouchée, comme elle savourait cette complicité nouvelle qui naissait lentement, mais sûrement, entre eux. « Oh ! Et si tu manges tout et reste bien sage, il y aura du dessert ! » Reprit-elle soudain, après avoir brusquement relevé la tête, un sourire taquin en guise de point.

Leur moment fébrile où ils se questionnaient passé, les deux colocataires forcés, mais pas nécessairement malheureux se permettaient des plaisanteries sur un ton plus posé, plus naturel. C’était supposé être un compliment, mais Lance ne se formalisait pas de voir la chose être prise plus ou moins sérieusement. Ils avaient été assez sérieux comme ça après tout. Mais peut-être que la jeune femme blonde l’avait plus pris au sérieux qu’il ne l’aurait cru, lui faisant une déclaration charmante. Si jamais il voulait parler, même s’il aurait l’impression d’abuser de sa générosité, il penserait à aller la voir plutôt que de se morfondre, ce serait meilleur pour sa santé. Il accepta volontiers sa proposition de ne plus avoir « rien de prévu », ce ne serait pas lui qui s’en plaindrait, avec un air reconnaissant. « Merci, vraiment. » Puis dans un silence complice et beaucoup moins lourds, ils se remirent à manger. Puis la maîtresse de la maison de la soirée, s’adressant à lui en blague comme à un enfant lui promit un dessert s’il était sage. Un sourcil arqué, il remarqua son air taquin et se permit de se demander de quel genre de dessert elle pouvait bien parler. « Je tâcherai de bien me tenir dans ce cas. », avait-il répondu avec un clin d’œil. Pour ce qui était de tout manger, il n’y aurait guère de problème. Et maintenant qu’il y pensait, dans la deuxième condition non plus, il avait toujours été sage.

Après un petit moment à manger, il se permit une petite blague. Blague qui lui fit remarquer que peut-être son sens de l’humour était un peu décalé. « Je dois avouer que j’ai été surpris par ta réaction. Après tout il aurait été normal que tu fasses admettons… Comme mon frère qui a eu la délicate attention de me tirer dans la jambe. » Il rigola franchement par la suite, car à ses yeux c’était plutôt comique, il ne lui en voulait pas et avec le recul, comme il avait été vite soigné, la situation avait été beaucoup plus cocasse. Il ne voulait pas avoir l’air de ne pas cesser de parler de lui, mais comme ce sujet était sur la table, il se permettait. Ayant conscience que sa déclaration pouvait être étrangement interprétée, il assura : « Ne t’en fais pas, ce n’était rien de grave, un peu mélodramatique, mais rien de grave. » Mais bon, assez parlé de lui, on se laissait à la fin. Ayant entre temps fini la totalité de son assiette, posant ses yeux sur Yanna, il se permit à son tour de questionner : « J’imagine que ce genre de trucs ne doivent pas t’arriver souvent. Il y a-t-il seulement des désavantages à tes capacités? » Quand même, il devait y en avoir, sinon ce ne serait pas juste. Cela l’intéressait, pour savoir comment c’était du bon côté de la clôture.